Le poème de Holderlin auquel Heidegger faisait référence en voici le début :
"Proche est, et difficile à saisir, le Dieu. Mais là où il y a danger, croît aussi ce qui sauve". Dans la dynamique du danger et des réponses à ce danger de son époque, Heidegger à la suite de Holderlin, renvoie au mysticisme de l’être dans ce sens où la création humaine s’y réfugie, en attente d’être révélée pour elle-même, au bout du processus pris en charge par la technique. Nous ne pouvons pas nous prononcer sur cette dimension. Je n'exclus pas qu'elle ait un sens, une réalité. En revanche la puissance de création du « faire » est renvoyée chez Heidegger à celle de la « parole » (comme nous l'avons souligné le mot de dé-symbolisation chez Yves Dupont renvoie à la puissance du « commettre » qui, pour Heidegger, est le danger de la technique – (on peut traduire le productivisme à tout va) - danger de l’oubli de la provenance de l’être en sa parole, de sa puissance poétique de création.
Si des anges existent, ou bien si quelque chose au cœur de l’homme est toujours en attente de sa vérité, soyons au moins sûr que cela a besoin de nos petites mains, de notre volonté, de notre foi en nous-même et en l’avenir de l’humanité. Notre foi en la dimension de création, d’invention personnelle et de la communauté dans son ensemble. Qui inclut d’autres communautés, non humaines, les plantes et les animaux avec lesquelles nous coexistons sur le plan d'ensemble. Nous ne pouvons pas nous contenter d’attendre le bruissement des ailes des sauveurs à défaut d’entendre par exemple de nouveaux martèlements de bottes. Ou bien d'avoir à essuyer un conflit nucléaire.
Prenons garde aux croyances (athées ou religieuses). Notre contexte leur est favorable et nous ne pouvons prétendre y échapper car le sujet humain est aussi un animal idéologique. On peut craindre qu’elles se développent sur le terreau de l’hystérie collective, du sentiment de panique, que les bouleversements environnementaux, sociaux et politiques ne vont pas tarder à entraîner. Il ne s’agit pas d’écarter a priori l’énergie – car nous avons besoin de toutes les énergies - que peut apporter une telle résurgence des spiritualités ou des courants idéologiques, mais d’en cerner l’hégémonie. Il me paraît tout aussi important, dans l’urgence, de pointer, les dangers environnementaux et économiques, que d’analyser et faire l’inventaire des dangers sociaux et politiques qui leur sont corrélés. L’urgence porte tout aussi bien dans une attitude à déconstruire ce qui dans nos positions respectives relève encore de la croyance et d’un moralisme, dans le prolongement de la tentative de généalogie du déni que propose cette émission du magazine Terre à Terre. Sachant que, dans cette émission nous pourrions peut-être aussi trouver des effets de croyance et de moralisme – il nous faudrait passer au crible de la réflexion par exemple toute forme d’injonction. Le glissement d’une invitation au partage de la responsabilité, à une position d’ayatollah de la pensée et de l’action tient quelquefois à pas grand-chose – et peut très bien se retrouver au sein d’un même discours. Le fait de ne pas rester seul, en paroles, en pensées (comme le propose Yves Dupont ) et en action, autrement dit le fait de s’exposer aux autres, est déjà une manière de se prémunir d’un tel glissement. Plus nombreux nous serons à partager, à échanger, plus le sursaut devrait être riche et vivant.
Nous en sommes en situation et en droit de ne plus rien exclure. En revanche il est de notre intérêt d’entendre la venue de ces dangers, de les désigner dans leur émergence, pour les comprendre et nous positionner face à eux. L’une de nos sauvegardes est de ne pas refuser l’exposition dans laquelle nous sommes. De repérer par exemple où et comment des gens déjà s’organisent pour s’en prémunir au dépends de la communauté et de l'écosystème. Des gens fortunés qui vraisemblablement se construisent ou se construiront des protections. Des Etats qui se construisent des murs de béton le long des frontières. Des promoteurs qui dressent des remparts autour des résidences surveillées au coeur des villes ou à leur périphérie pour se prémunir des dangers urbains; pour diviser les populations empêcher la concertation dont nous avons besoin, avec ceux qui sont aux avant-postes des dangers.
Si nous sommes conséquents nous devons de toute urgence nous préparer à rencontrer les plus exposés, pas tellement par compassion et pitié, ni dans la résurgence d'un nouveau communisme, mais pour inventer avec eux les nouvelles réponses dont nos avons besoin. Je suis certain qu'une immense créativité en résulterait. Nous n'avons pas qu'à donner mais aussi à recevoir, à échanger, à mettre sur l'établi de concert. Mon sentiment est même plus profond: sans cela nous sommes perdus peut-être tous - ou bien beaucoup d'entre nous et les survivants vivront petitement. Je sais ça claque un peu!
Je ne peux pas aller malgré mon accord sur le reste de sa conférence avec l’affirmation donnée comme un avis personnel de Fabrice Nicolino : Acter que la vague d’un tsunami planétaire est visible et que nous n'aurions pas d'autre choix que de nous protéger au sein de nos réseaux. Nous avons besoin de leur chaleur, mais aussi de nous exposer au réel des autres. Au contraire de ce repliement, la chance que nous avons c’est de décloisonner de façon systématique, d’engager des paroles et des actions entre les sociétés et dans toutes les couches de la notre et des leurs. La situation appelle une dynamique de mise en réseau généralisée et non pas le repliement "communautaire" sur ou tel de ces réseaux, quelles que soient les bases sociales, culturelles, idéologiques de ceux-ci. La communauté ne doit exister que de nos actes comme communauté qui advient.
Moins de biens plus de liens, oui mais chaque réseau croisant les autres. Où chacun a sa vérité mais où chacun sait ne pas l’avoir entière. La vérité nous vient à tout un chacun mais c'est à partir des choses qui en qui sont les garantes, qu'elle nous arrive. Je refuse toute position pseudo-sacrificielle, tout néo-messianisme, tout surmoi culpabilisant. Je souhaite oeuvrer autant que possible à la réduction des hégémonies dans le souci du partage le plus étendu et le plus profond, dans le refus de toute emprise de l’autre sur moi-même et de moi-même sur l'autre. Je veux agir dans le souci de ma liberté, de ma santé physique et spirituelle. Je veux me payer le luxe en de telles circonstances de ne plus avoir peur de moi, de ma fragilité ou de ma puissance. Avec le danger grandit ce qui sauve à condition d'être l'acte qui unit ce que je suis à l'Ensemble. L’acte quelquefois très simple, l'acte dont la puissance en germe est aussi bien destructrice que créatrice, et qui réside dans son pouvoir de refus - simultanément dans ce qui ouvre une réponse au niveau qui est le sien et qui se porte à la moindre des choses.
Ce "et", entre destruction et création me semble être la pierre d'achoppement du problème posé. A l'inverse, ce problème qui nous est adressé par Holderlin via Heidegger reste entier : nous sommes dans l’obligation de continuer à y plonger notre regard : car qui peut dire que cette levée n'est pas de toute nécessité, cette insurrection "naturelle" des choses (les problèmes environnementaux) en leur ensemble, pour que de l’Ensemble nous puissions nous déterminer. (Ce qui est différent de dire que nous devons nous déterminer ensemble). Ensemble que certains appellent écosystème ; qui pour d’autres dépasse ce seul horizon. Chacun en a une perception qui lui appartient du plus profond. Ensemble que de toute façon nous apprécions dans sa préciosité comme au premier jour. Ensemble que Jean Malaurie a choisi de nommer dans son dernier livre la Terre-mère à la suite de bien des cultures (Emission Terre à Terre du 3 mai). En souhaitant que cette levée, cette contestation, cette résistance des choses et de la matière ne soit pas d'ores et déjà celle de notre destruction. De toute façon deux conceptions se font face que nous connaissons depuis fort longtemps mais qui viennent aujourd'hui à s'exprimer avec l' évidence de leur simplicité, deux conceptions qui nous traversent : l’une implique le déni de l’Ensemble et de soi-même, l’autre leur reconnaissance.
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Conclusion, le soin du monde, références
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