De l’action et de la pensée.
En gros ce qui est requis par Heidegger c’est le surgissement d'un renversement : l’événement qui verrait la logique de déploiement de la technique se retourner, et qui l'amènerait à son point de vérité. Il s'agit d'un retournement au comble du processus. Comme si nous devions en faire l'épreuve jusqu'à son terme. Souvenons-nous de notre question initiale : le rebond humain se fera-t-il à partir de nouvelles catastrophes, ou bien de façon à les anticiper et à y apporter des réponses, à partir de la conscience que nous pouvons en avoir ? La vérité de cette logique réside pour Heidegger dans la puissance de création symbolique appareillée à l’être humain. (Raison pour laquelle rappelons-le Yves Dupont fait référence à Heidegger, dans l’émission et pour laquelle il observe ce qu’il nomme la dé-symbolisation de notre monde). Pour Heidegger la vérité de la dimension symbolique réside d'abord et en propre dans la parole et dans la langue. N'importe quel psychologue de bon aloie sait que le symbolisme dépasse ce cadre, que le sujet humain est tout entier agencé de façon symbolique, par le corps, l'action, la motricité. Que cela s'organise depuis le langage est un fait. Mais le langage dépasse la parole - et l'écrit. L'art atteste que le symbolique est au-delà même du langage sans être pour autant un métalangage. D'où l'importance de l'art pour Heidegger. Tout cela a son importance dans le rapport de Heidegger à l'action.
Quoiqu'il en soit, pour lui le déploiement de la technique est nécessaire pour que ce qu'il voile en vienne à se révéler (c'est le sens nous dit-il de l'aléthéia grecque, de la vérité qui se découvre). Il y a dans cette position quelque chose de dialectique. La pensée du père de la dialectique, Hegel, est pour Heidegger un moment historial de la révélation de l’être, dans la mesure où il a pensé simultanément le processus - en tant que mouvement du négatif - et le Tout. Nous retrouvons là notre problématique. Mais le Tout justement n’est pas l’Ensemble. Ce qui caractérise l'Ensemble ce n'est pas seulement qu'il est un tout ouvert. Mais qu'il est ouvert en raison de la pluralité de ses composantes en tant que multiplicité. Or c'est la réduction de celle-ci et le déséquilibre en conséquence, qui nous menace. Le travail du négatif est justement celui de l'hégémonie, de l'unique, de la logique uniforme du toujours plus productiviste, que nous n'avons pas réussi à retourner pour l'instant. Nous acceptons aujourd’hui que l'Ensemble échappe à la pensée de tous les côtés en prenant soin justement de ses côtés, de sa pluralité.
Je ne peux nier aussi bien dans Heidegger que Hegel quelque chose de profond, de juste, de vrai, à réexaminer à la lumière de ce qui nous arrive. Cependant qu’il me semble à l’opposé et tout au contraire que dans le rapport entre pensée et action, ou entre poésie et technique quelque chose n’est pas mise en perspective. Par exemple le pouvoir de dire « non ». Le "non" sacré qui est l’une des puissances de la création – et de l’artiste. Ainsi que le pouvoir d’agir qui lui est corrélé. Et enfin le pouvoir du partage lié à l’acte - dans sa double dimension de pensée et d’action - où ce qui est acté se destine à l’Autre en tant que communauté. La communauté qui se existe aussi de chaque "non" particulier à un aspect de la réalité qui fait advenir une réponse dont ce "non" est l'action. Heidegger confond me semble-t-il, l'agir et ce qu'il nomme le commettre. Alors que l'inaction est un commettre aussi puissant. Le silence ou le non-dit aussi. On en crève de ce silence, de l’inaction, tout comme de l’agitation. Comme si le négatif en fin de compte était impersonnel et ne pouvait être prise en charge par chacun. Le négatif c'est la force de la maltraitance qui s'exerce avec notre complicité. Le négatif c'est aussi bien le pouvoir de dire non à cette maltraitance.
Il ressort de la pensée de Heidegger, un affaiblissement tandis que l’on se réfugie derrière une rhétorique complexe; un affaiblissement qui est aussi celui de son lecteur. Elle touche à quelque chose de profond, mais comme la montagne accouche d’une souris. Le lecteur en est remis à la passivité de la pensée. Arrivant à cette profondeur de vue, c’est un comble. Face à nos circonstances très terre à terre nous ne pouvons pas en rester à ce constat d’impuissance. D’autant que ces circonstances sont encore plus terre à terre pour les populations sur les bords de l’Ensemble, exposées en premières lignes de ses bouleversements. Il me semble pour la première fois de toute nécessité de faire le pont avec elles. Je décide aujourd'hui de chanter un chant noir, celui des populations soumises à l'esclavage en Haïti, celui de leur révolte au travers de la personnage de Toussaint Louverture au restaurant social de Nantes. Au pays qui a vu dernièrement les révoltes de la faim.
La méditation est action. L’action est méditation. Du moins nous pouvons faire qu'elle le devienne. C’est un peu différent de la pensée de Heidegger quand il ramène à la fin de sa conférence, la vérité de la technique du côté de l'art et de la poésie. Je sens chez Heidegger, une manière – comme une phobie- de ne pas s'engager dans « l'étant » (c'est-à-dire dans la réalité des choses), de les mettre à distance - un de ses concepts préférés étant la proximité ? Difficile de se prononcer car il nous parle de la proximité à l'être et non à l'étant. Si cette notion traduit le rapport de soi à soi nous pouvons l'accepter. Toutefois cette proximité à l'être me semble difficile à soutenir dés lors que justement c'est bien à partir de l'acte qui nous accorde à l'Ensemble, qu'il nomme "l'étant en sa totalité", que nous pouvons être, qu'il y a de l'être. La lecture et la fréquentation des oeuvres d'art sont à ce niveau, pas seulement. Mais j'objecte que c'est aussi le cas de la moindre des choses dans son rapport aux autres choses et au Monde, un rapport "forcément poétique". Nous venons de l'apprendre dans des circonstances climatiques et économiques dramatiques.
Nos circonstances actuelles nous apprennent que la conscience est conscience de l’Ensemble. Cette conscience nous l’avons vu, dépasse la perception des choses une à une et des dangers particuliers. De même nous apprenons de notre présente situation que la conscience est plus que le simple constat des choses mais au contraire un acte en direction de cet Ensemble. Quant bien même cet acte et la conscience qui lui est corrélée ne visent que l’un des aspects de notre présente réalité. C’est même indispensable qu’elle ne vise qu’un des aspects. L’action vise le particulier et la conscience vise l’Ensemble, dans la mesure exacte où ce particulier fait signe pour nous vers cet Ensemble, et nous y accorde fortement.
Mais si la conscience est plus que le simple constat des choses mais un acte, elle l’est deux façons : en soi, et en acte. Tout d'abord le simple fait de prendre conscience est déjà en soi un acte. Au sens où cela s’inscrit quelque part : en soi-même, dans l’autre que nous côtoyons. Ou dans le ciel, c’est ce que pensent certains pratiquants de la méditation ou de la prière par exemple. C’est vers cette profondeur que fait signe Heidegger quand il parle d’une pensée méditative proche du poème. Mettant à distance à juste titre tout activisme, le renvoyant à l’arraisonnement de la technique. Cet activisme étant pris, si on le traduit dans les termes de notre époque, dans l’hystérie du productivisme. Mais le philosophe confond à mon avis deux termes : d’un côté l’activisme, de l’autre côté l’action rigoureusement nécessaire comme moment de l’acte. A cela nous devrions réfléchir. Rappelons les termes de cette discussion : conscience et danger. Ici nous introduisons d’autres termes qui en croisent la problématique : Action et précipitation. Mais aussi lenteur et vitesse : L’animal totem de certains des décroissants est l’escargot. On aurait tord de s’en moquer : les connaissant, je sais que leur animal va plus vite que l’ensemble de tous les avions de la planète réunis. Il ne pourrait l'animal, être plombé que par l'idéologie. C'est un risque j'ai choisi de soutenir. Nous avons besoin de toutes les énergies. Et là il y a une énergie colossale justement de dire "non". Non aux injonctions de la logique productiviste et oui à la vie dans toute sa richesse, son épaisseur et l'inconnu qu'elle contient encore.
Si l’une des dimensions de l’acte est bien la prise de conscience en elle-même à partir de la situation, son autre dimension en est néanmoins l’action engagée. Il n’y a pas d’acte sans conséquence. Et la fureur de l’hystérie techniciste que Heidegger essaie de penser, doit être revue à cette aune. On ne peut jeter le bébé avec l’eau du bain : l'action avec l'activisme, l'acte avec l'action et la conscience avec l'acte. Les bouddhistes le savent à leur manière : l’énergie de l’individualisme et même de l’égoïsme des occidentaux, n'est pas une force qui doit faire l'objet d'un renoncement, mais plutôt à replacer dans une autre orbite. A l'inverse la seule méditation ne suffit pas. L’acte, son énergie propre, sont rigoureusement nécessaire et engage une poésie au sens étymologique d’ouverture créatrice, qui est intrinsèque à l'action, qui lui est appropriée. Faire l’impasse de cette dimension c’est rater l’acte. Et si on prolonge, c'est sans doute aussi rater la conscience qui lui est associée, et si on prolonge encore un peu c’est rater la pensée. Je n'identifie pas acte et action, car l'acte est partie de la décision. L'action est son énergie en quelque sorte l’incarnation dont l’acte a besoin. Sur une réalité difficile à appréhender on se fait piéger par des formulations qui n'appartiennent pas à l’horizon qui devient le notre : celui de lier la pensée ou la conscience à l’acte. Cet horizon de pensée émerge depuis l'Ensemble qui nous adresse aujourd’hui sa révolte.
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