Un article réjouissant de Harmut Rosa auteur du récent Rendre indisponible le monde
Quoiqu'il ne le dise, la notion de disponibilité de Rosa, est construite sur celle d'arraisonnement (Ge-stell) de Heidegger sous un angle plus sociologique que métaphysique. On confrontera avec profit le texte de Heidegger la question de la technique avec la contribution de Harmut Rosa dans AOC du 8 avril 2020 (La revue interdisciplinaire - entre autres de Sylvain Bourmeau- celle ou celui qui n'est pas encore abonnés a droit à 3 lectures au choix).
Le Miracle et le monstre - un regard sociologique sur le Coronavirus
Sociologue
et philosophe
Oui, nous
pouvons arrêter, le monde. Et c’est même c’est très facile. Voilà le miracle
que semble accomplir le Coronavirus. Mais c’est nous, et non le virus, qui
l’avons fait ! Utilisant pour cela la même force qui jusqu’alors nous
conduisait à produire toujours plus et toujours plus vite. On sait comment on
freine. Que fait-on après ?
Ce que nous
vivons en ce moment n’est rien de moins qu’un véritable miracle sociologique.
Quelque chose d’incroyable est en train de se produire. Le monde ralentit. On a
l’impression que des freins gigantesques ont été serrés sur les roues
perpétuelles de la production, du mouvement et de l’accélération. Depuis plus
de 200 ans, depuis le début du XIXe siècle, le globe connaît un processus de
dynamisation (inégal et souvent violent) : nous avons littéralement mis le
monde en mouvement à un rythme toujours plus rapide.
Il suffit de
regarder les chiffres : depuis 1800, la production et la consommation
économiques, l’utilisation et l’épuisement des ressources, l’utilisation de
l’énergie, la masse totale et le nombre de personnes en mouvement augmentent
tous de manière incessante et exponentielle. Lorsque vous regardez l’ensemble
des mouvements de personnes et de biens et matériaux circulant sur la planète,
vous obtenez une courbe de croissance impressionnante qui ne connaît
pratiquement aucune rupture, pause ou limite significative. Certes, les récessions
économiques et les guerres ont parfois, pendant de courtes périodes, réduit la
vitesse de production et de mouvement mais, invariablement, elles ont aussi
produit de nouvelles formes et opportunités de croissance et d’accélération.
Comme nous le savons grâce à Paul Virilio, les guerres ont toujours été des
causes importantes d’accélération et de mobilisation.
Et
maintenant ? Le monde s’arrête. Non pas du fait d’une crise économique. Ni
d’une guerre. Ou d’une catastrophe naturelle : c’est nous, les humains, qui,
par décision politique et après délibération, avons freiné ! Le virus n’est
évidemment pas en train de corroder nos avions. Il ne détruit pas nos usines.
Il ne nous force pas à rester chez nous. C’est notre délibération politique et
notre action collective qui le fait. C’est nous qui le faisons !
Nous pouvons
le faire ! Nous l’avons fait !
Pourquoi
est-ce si remarquable ? Parce que plus de cinquante ans d’inquiétude croissante
face à la catastrophe climatique imminente, toutes les grandes conférences
mondiales sur le climat, tous les partis et politiques verts, n’ont
pratiquement rien pu faire pour ralentir les roues. Les rouages de la
croissance et de l’accélération mondiales étaient totalement insensibles à ces
critiques et inquiétudes, ainsi qu’à toutes les actions politiques prises pour
contrer la crise climatique. Le nombre de voitures ? Il augmente d’année en
année. Le nombre de voyages en train ? On constate une explosion mondiale ces
deux dernières années. Le nombre de camions sur les routes ? Le nombre de bus ?
De métros ? De navires de croisière et de porte-conteneurs ? Tous ces chiffres
partent en flèche.
Le plus
significatif de tous, bien sûr, c’est le trafic aérien : l’augmentation
spectaculaire du nombre d’avions, de vols et de passagers dans le monde entier.
Et maintenant, en avril 2020 ? Les chiffres chutent dans tous les domaines, et
presque partout dans le monde. Ils connaissent une baisse absolument
inimaginable il y a quelques mois. C’est un miracle. Pour le répéter une fois
de plus : toutes les preuves d’une crise climatique, souvent ressenties
physiquement dans de nombreux endroits de la terre ces dernières années, toutes
nos intentions politiques n’ont rien pu faire pour arrêter ou même ralentir ces
roues. Pas plus que deux cents ans de puissantes critiques du capitalisme face
aux moteurs d’accumulation du capital. Mais là, ils sont à l’arrêt. Et nous
sommes encore en vie ! Nous pouvons le faire ! Nous l’avons fait !
C’est une
expérience collective d’auto-efficacité absolument incroyable : oui, nous
pouvons contrôler, ou du moins arrêter, le monde ! Nous pouvons l’arrêter, nous
pouvons le remettre en marche ! Il est faux de prétendre que « nous ne
pouvons rien faire face aux rouages du capitalisme, à la puissance des marchés
financiers », etc. Au contraire, c’est TRÈS facile de faire quelque chose
!
Néanmoins,
provoquer un arrêt n’est bien entendu pas la même chose que créer une société
différente, cela ressemble davantage à un accident. La société moderne telle
qu’elle fonctionne depuis deux siècles ne peut se stabiliser que de manière
dynamique. Sans croissance ni accélération permanentes, nos institutions ne
marchent pas, nous perdons des emplois et des entreprises, nous ne pouvons pas
maintenir notre système de santé, notre régime de retraite, nous ne pouvons pas
faire fonctionner nos institutions culturelles et éducatives, etc. C’est
pourquoi, pour le moment, nous sommes uniquement sur le point de provoquer un
crash.
C’est comme
avec une bicyclette, qui elle aussi ne peut se stabiliser que de manière
dynamique. Tant qu’elle est en mouvement, elle avance de manière stable et
constante, mais si vous la ralentissez ou l’arrêtez, elle commence à perdre
l’équilibre et tombe. Voilà pourquoi, à ce stade, il nous faut en fait
réinventer la société, ou alors remettre en marche aussi vite que possible les
rouages de l’accélération. Mais cette dernière solution ne me semble pas une
bonne idée car le coronavirus nous a permis de faire un grand pas vers la
réinvention de la société, vers un changement de paradigme sociétal.
Quel
triomphe de l’auto-efficacité !
Pourquoi
n’est-ce pas une bonne idée de revenir à un système d’équilibre dynamique ?
Parce que, pour le dire brièvement, ce système connaissait de toute façon une
crise aiguë, ou plutôt toute une série de crises, et ce depuis déjà un certain
temps. La nécessité de produire sans cesse de la croissance, de l’innovation et
de l’accélération a engendré une réalité sociale qui se caractérise par un mode
de vie agressif à tous égards. Cela a conduit à des attaques envers la
nature à travers nos industries extractives ou en raison des niveaux de
pollution ; cela a renforcé l’agressivité dans le monde politique, où ceux
qui ont des opinions politiques différentes (Brexiteers et Remainers au Royaume-Uni,
par exemple, ou Trumpians et Démocrates aux États-Unis) deviennent de plus en
plus hostiles les uns envers les autres et refusent de s’écouter ; et cela
a également engendré une forme d’auto-agression au plan individuel qui ne cesse
de croître : les sujets luttant constamment contre leur corps et leur
personnalité au nom de l’auto-optimisation.
Les
conséquences de cette dernière agression se manifestent non seulement dans les
cas avérés de burnout et de troubles liés au stress, mais aussi dans la crainte
généralisée de cet épuisement ainsi qu’à travers des formes obsessionnelles
d’autosurveillance. De plus, malgré tous nos efforts conjugués pour augmenter
l’énergie physique, politique et psychique investie dans le système
d’accélération, les taux de croissance économique ne sont de toute façon pas
assez élevés et stables : depuis 2008, les marchés économiques et financiers
sont en crise, à tel point que même des taux d’intérêt négatifs ne sont pas
capables de stimuler les moteurs de la croissance. Par conséquent, le système
de stabilisation dynamique, tel qu’il fonctionnait avant la crise du
coronavirus, a produit, à lui seul, de graves crises écologiques, économiques,
politiques et psychologiques.
Alors
pourquoi vouloir revenir à ce système ? La plupart des gens partout dans le
monde étaient à peu près conscients que l’effondrement économique, politique,
psychologique et, avant tout, écologique était de toute façon imminent. Mais
l’impression générale était que personne ne pouvait faire grand-chose contre la
machine. L’économie, la logique des marchés, la mondialisation, l’accélération,
le « progrès » technologique, tout cela ressemblait à des lois
naturelles. Or, aujourd’hui, nous constatons que le coronavirus est capable,
avec une facilité déconcertante, d’arrêter tout en quelques semaines. C’est,
bien entendu, et j’insiste, une façon métaphorique de parler : le coronavirus
n’a rien fait de tel ! C’est nous qui l’avons fait ! Nous pouvions le faire !
Nous avons agi politiquement ! « Just Do it », le vieux slogan de Nike, est
devenu une nouvelle réalité politique. Quel triomphe de l’auto-efficacité !
Mais pour
aller de l’avant – et c’est bien entendu le plus difficile – nous devons saisir
la véritable nature des freins qui ont mis le système à l’arrêt. Des freins
sociaux, je l’ai dit, mais comme la physique nous l’apprend, il faut de
l’énergie pour arrêter un mouvement, et pour arrêter un mouvement mondial d’une
telle ampleur, il faut beaucoup d’énergie. La question est donc la
suivante : quelle est la source de motivation de l’action politique qui, en
quelques semaines à peine, est capable de clouer au sol tous nos avions, de
fermer nos écoles et nos universités, d’arrêter les usines ou de leur ordonner
de produire des dispositifs médicaux au lieu de voitures et, incroyable, de
faire cesser toutes les championnats de football dans le monde ?! Ce que je
veux dire ici, c’est que c’est en fait la même force culturelle qui a fait
tourner les moteurs d’accélération et qui, à présent, freine et force le
système à s’arrêter. Cette force culturelle, c’est le désir de contrôle et de
domination.
Le
coronavirus signale le retour de l’indisponibilité sous la forme d’un monstre.
Comme j’ai
essayé de le montrer dans mon court essai sur l’indisponibilité (Rendre le
monde indisponible, La Découverte), le moteur culturel qui alimente le
système de stabilisation dynamique réside dans l’idée et le désir d’élargir
l’horizon de ce qui peut être rendu disponible (verfügbar en allemand, available/disposable/controllable
en anglais). Nous essayons donc de repousser les limites de la connaissance
scientifique en utilisant des télescopes et des microscopes, par exemple, et
nous tentons sans cesse d’accroître le contrôle technologique des processus
naturels. Nous avons ainsi accru notre emprise sur la matière en acquérant la
capacité de diviser l’atome. Ce faisant, nous sommes devenus capables de
manipuler la matière de l’intérieur, pour ainsi dire. En outre, nous repoussons
les limites économiques de ce qui peut être rendu disponible et accessible aux
individus en augmentant la richesse et en baissant les prix. Et nous tentons de
rendre les processus sociaux contrôlables grâce à un maillage mondial de
réglementations politiques et de systèmes juridiques. Par le biais de la
marchandisation, de l’assurance et de la légalisation, presque tous les aspects
de la vie sont devenus disponibles, prévisibles, légalement protégés, assurés.
Maintenant,
le coronavirus Sars-Co-V2 signale le retour de l’indisponibilité sous la forme
d’un monstre. Nous ne l’avons pas étudié scientifiquement. Nous ne pouvons pas
le dominer, ni même le traiter médicalement. Nous ne pouvons pas le contrôler
ou le réglementer politiquement ou juridiquement. Nous n’avons aucune idée de
ses conséquences économiques. Il est monstrueusement incontrôlable. Et, plus
encore, il s’avère indisponible pour chacun de nous au plan individuel : nous
ne pouvons ni le voir, ni l’entendre, ni le toucher, ni le sentir. C’est ce qui
en fait un monstre. La chose peut se cacher derrière le moindre recoin, elle
semble flotter dans l’air, et il est bien possible qu’elle ait déjà pris
possession du corps de l’inconnu que je rencontre dans la rue ou de la personne
à mes côtés – ou peut-être même de mon propre corps ! Le coronavirus est la
manifestation du pire cauchemar de la modernité : le monde qui se rend
indisponible.
C’est la
perte totale de notre sens individuel et collectif de notre propre efficacité.
Nos systèmes ne peuvent pas le contrôler, et nous ne le voyons même pas ; nos
sens sont incapables de signaler le danger. Cette peur est, de toute façon,
tapie dans la réalité de la modernité tardive. Nous avions le sentiment
croissant que la question climatique devenait incontrôlable, que les marchés
économiques ne pouvaient plus être régulés politiquement, que le monde
politique après Trump et le Brexit était devenu totalement imprévisible, que le
monde entier était en plein bouleversement. Nous avons maintenant un nom et une
cible pour cette angoisse : corona, l’incontrôlable ! La réaction mondiale que
nous observons était, d’une certaine manière, tout à fait prévisible : nous
essayons de faire tout ce que nous pouvons, scientifiquement, politiquement,
économiquement, technologiquement, pour « reprendre le contrôle » (et
ce n’est pas un hasard si c’était le slogan des pro-Brexit !).
L’Organisation
mondiale de la santé (OMS) a formulé cet objectif très clairement : identifier
chaque cas, retrouver tous les contacts d’une personne infectée, isoler tous
les porteurs du virus. Il s’agit clairement d’une volonté de rétablir la
disponibilité. Et il est évident que c’est futile puisque c’est impossible.
Bien entendu, cela n’en fait pas pour autant une mauvaise stratégie. Il y a de
très bonnes et solides raisons médicales et épidémiologiques d’agir exactement
comme nous le faisons. En fait, c’est ce que le coronavirus peut nous apprendre
: ne pas considérer un virus comme un simple coup du sort. Nous devons le
combattre et nous battre autant que nous le pouvons et à tous les niveaux
d’action : scientifique, médical, politique. Mais il nous fait prendre
conscience que la vie humaine est totalement vulnérable, et plus que cela
qu’elle est imprévisible, incontrôlable.
Le moment
est venu de changer de paradigme.
Cependant,
sociologiquement parlant, je pense que l’étonnante force des freins sociaux et
politiques, grâce auxquels nous ralentissons le monde jusqu’à le stopper, n’est
pas différente du moteur socioculturel (et institutionnel) qui a alimenté le
processus d’accélération. Néanmoins, cette force change
effectivement la donne en nous faisant prendre conscience que nous, en
tant que sujets politiques, sommes capables d’une action politique puissante –
le coronavirus est une expérience impressionnante d’auto-efficacité collective.
Nous pouvons
et devons utiliser cette force pour affronter la crise climatique – ainsi que
toutes les autres formes d’agression. Le moment est venu de changer de
paradigme. Les changements de paradigme ne sont possibles que lorsqu’un ancien
paradigme entre en situation patente de crise. Car en « temps
normal », les institutions et les processus sociaux ne font que suivre les
règles et les routines établies, parfois si profondément ancrées que le
changement semble impossible. Les sociologues parlent alors de
« dépendance au chemin ». Le prix à payer pour changer de voie et
inventer quelque chose de nouveau est tout simplement trop élevé, la divergence
trop risquée tant que les systèmes sociaux et économiques fonctionnent plus ou
moins correctement au quotidien.
Mais de
temps à autre, au cours de l’histoire, en temps de crise et/ou d’innovation, il
y a des moments historiques d’indécision ou de « bifurcation » dans
lesquels on ne sait pas comment une communauté ou une société socioculturelle
va continuer. Dans de telles situations, les modèles sociologiques ou
économiques ne peuvent pas prédire l’avenir, car il est fondamentalement
ouvert. Comme nous le rappelle Hannah Arendt, ce sont les moments où quelque
chose de nouveau peut naître, où la capacité humaine d’innovation – qu’elle
appelle la « natalité » – peut ouvrir une nouvelle voie. Je suis enclin à
interpréter ces moments comme des moments de résonance collective. Les acteurs
sociaux se sentent existentiellement touchés et émus par la situation, ils se
rendent compte qu’ils sont capables de s’arrêter, d’écouter et de répondre à la
situation d’une manière qui les transforme, eux et le monde social qui les
entoure. Et le résultat de cette transformation est constitutivement
indisponible, unverfügbar ; il ne peut être prédit. Mais il peut
provoquer un changement.
traduit de
l’anglais par Hélène Borraz
Sociologue
et philosophe, Professeur à l’université Friedrich Schiller de Iéna et
directeur du Max-Weber-Kolleg à Erfurt
Article paru Le 8 avril 2020 dans AOC
Une revue que nous recommandons
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire